bandeau texte 840 bandeau musicologie 840

Claude Charlier, 22 mars 2023.

Synoptique de l'évolution des techniques d’écriture de Johann Sebastian Bach

Certes, J.S. Bach est un génie, mais il n’est pas si imprévu que l’on pourrait le croire. Le génie est une manière de penser et lorsque l’on a saisi ce mode de pensée, tout devient plus facile. Mais pour cela, il faut encore être capable, et prendre le temps, de réaliser une étude contrapuntique, comparative et diachronique, de ses œuvres, afin de pouvoir en tirer une synthèse cohérente. Les analyses ponctuelles, comme on les présente encore de nos jours, sont erronées, ne mènent strictement à rien et surtout ne mettent pas en lumière les liens qui rattachent les œuvres entre elles.

Or, c’est ce lien, le seul, qui permet de comprendre les techniques d’écriture et l’évolution de la pensée du compositeur.

Je me limiterai dans cet aperçu aux Inventions à 2 et 3 voix, à la totalité du Clavier bien tempéré et à l’Art de la fugue. C'est largement suffisant pour effectuer cette démonstration. Désolé aussi, pour l’aridité et la complexité de cet article. Il constitue le résumé de ma contribution pédagogique à l’œuvre de J. S. Bach. En effet, je vais devoir vous balader, à la demi-croche près, d’un coin à l’autre des fugues du compositeur. Pour une question de longueur et de redondance, je n’ai pas trouvé souhaitable d’illustrer cet article par des exemples musicaux. Vous trouverez les démonstrations dans l’édition colorée sur ce site ou encore, plus difficilement abordable pour la lecture, dans une édition usuelle même si j’ai bien pris soin d'indiquer les références précises et les mesures concernées.

Les différents types de contrepoint au XVIIIe siècle.

En fait, il n’existe que trois possibilités : 1. le contrepoint simple, 2. le contrepoint double renversable;, 3. le contrepoint triple renversable.

Le contrepoint simple est celui qui offre le plus de possibilités. Le mouvement contraire du thème, appelé souvent renversement, à ne pas confondre avec le renversement de deux ou trois thèmes qui se présente dans le contrepoint renversable. Ensuite, la strette, théoriquement en fin de fugue, le canon, technique proche de la strette. L’augmentation du sujet et sa diminution, elle, moins utilisée du fait de la difficulté de la percevoir à l’audition. Enfin, le mouvement non rétrogradable que nous appellerons palindrome musical : la lecture en mouvement droit du thème qui est identique à la lecture par mouvement contraire. (sol, la si, la sol).

Le contrepoint double renversable offre deux possibilités : 2 sujets que l’on peut permuter, soit A, B et son renversement B, A.

Le contrepoint triple renversable, offre 3 sujets qui déterminent 6 possibilités de permutation :1 1 2, 3 2 3, 2 3 3, ou dans le second ordre 1 1 2 (lire verticalement pour la permutation des six renversements des voix), 3 2 1, 2 3 1.

Les contrepoints double et triple offrent moins de possibilités de travail que le contrepoint simple.

La fugue simple à un seul sujet.

La fugue simple est une fugue à un seul sujet. Elle tombe en désuétude, en Allemagne, à la mort de Dietrich Buxtehude (1707) qui termine déjà son œuvre par des fugues à « Due » et à « Tre Soggetti » (voir les manuscrits et certaines éditions).

Les fugues complètes, entièrement réalisées à un seul sujet, sont rarissimes chez J. S. Bach. Pour la totalité du Clavier bien tempéré, trois pour le premier tome, la première (BWV 846), la huitième (BWV 853) et la vingtième. ( BWV 865). Une seule, pour le second tome, la seconde (BWV 871).

La fugue simple ou à un seul sujet, comme en témoigne encore le traité de Henri Madin (1742) cité sur ce site, ne traite que du contrepoint simple et illustre bien que la fugue avec contresujet n’existe pas en France à cette époque. C’est cette conception tronquée de la fugue qui a été reprise vers les années 1820 qui est à l’origine des inepties enseignées dans les traités de la fugue d’école.

Reconnaître un contrepoint simple ou une fugue simple est extrêmement facile.

Présence éventuelle, selon le choix du compositeur, d'une strette ou d'un canon, du mouvement contraire du thème et éventuellement de l’augmentation ou de la diminution de celui-ci. Ce sont les seules techniques contrapuntiques possibles avec un contrepoint simple. Il existe une fugue particulière réalisée en contrepoint simple, c’est la contrefugue. Il s’agit d’un modèle plus ancien. Vous trouverez quelques exemples, simplistes, dans l’œuvre d'orgue de Lambert Chaumont (v. 1630-1712). La contrefugue consiste à présenter la réponse du sujet par mouvement contraire. Le premier exemple que j’ai relevé, chez J. S. Bach est la quatorzième Invention à deux voix (BWV 785) avec ses strettes caractéristiques par mouvement droit et par mouvement contraire (mes.14 et suivantes). Cependant, un seul élément permet de déterminer une fugue simple, à coup sûr, sans devoir procéder à une analyse plus poussée, l’absence de contresujet !

C’est bien le cas pour les œuvres citées plus haut. Elles renferment toutes les techniques d’écriture citées précédemment.

La première fugue (BWV 846) du premier tome du Clavier bien tempéré, est une fugue strette, strette que l’on retrouve encore, pour conclure, dans la seconde fugue (BWV 871) du second tome. Le canon est présent dans la vingtième (BWV 865) du premier tome avec l’adjonction du traitement par mouvement contraire. L’augmentation du sujet dans la huitième fugue (BWV 853) du premier tome et la seconde du second tome (BWV 871). Tout cela est bien cohérent et ne souffre aucune exception.

Remarquons que le thème de cette huitième fugue (BWV 853) du CBT est déjà un avant-goût, une glose de la dernière fugue de l’Art de la Fugue: ré, la, si, la, sol, fa, sol, la, fa, mi, ré (BWV 853) et plus tard (BWV 1080/19): ré, la, sol, fa, sol la, ré. Ce thème final n’est donc pas tombé du ciel, la tonalité comme le thème sont déjà bien présents vers les années 1720.

De même, le mouvement non rétrogradable final avait déjà été travaillé, dans les mêmes années, dans les Inventions à trois voix. Le thème initial de la treizième invention (BWV 799) la, si, do, , do si, la, ou déjà dans la onzième (BWV 797, mes. 24 et 57) ou encore dans la dix-huitième fugue (BWV 863, mes.5,32,39) du premier tome du Clavier bien tempéré.

Ainsi, vers 1720, tout est déjà dit, pour la fugue à un seul sujet, et on peut même ajouter qu’il n’y aura plus aucune évolution significative dans ce type de fugue (excepté dans les trois contrefugues de l’Art de la Fugue, BWV 1080/5/6/7, plus complexes) pour la simple raison qu’il n’existe pas d’autres techniques d’écriture pour ce genre de fugue.

Il n’est donc pas étonnant que le nombre de fugues à un seul sujet soit si rare chez le compositeur du fait de la limitation des procédés contrapuntiques.

Il en va de même pour les deux autres types de contrepoint dont les possibilités théoriques d’écriture sont encore plus limitées que dans le contrepoint simple.

Deux œuvres dans les Inventions à 2 et 3 voix, réalisées entièrement en contrepoint double renversable, la cinquième invention (BWV 776) et la neuvième (BWV 780).

Deux œuvre également dans le second tome du Clavier bien tempéré, les fugues 5 (BWV 874) et 16 (BWV 885).

Pour le contrepoint triple renversable (le contrepoint le plus contraignant) le constat est encore plus clair, une unique œuvre totalement réalisée complètement en contrepoint triple, la neuvième invention (BWV 795).

On peut donc affirmer, avec certitude, que déjà vers 1720, J. S. Bach a assimilé toutes les techniques de contrepoint et que c’est à partir de cet enseignement très cloisonné, très strict, qu’il va devoir chambouler pour exprimer son génie.

La seule solution pour J. S. Bach sera de diversifier ses œuvres en « mélangeant » les trois types de contrepoint et de les traiter simultanément dans chaque fugue. Plus de nonante pour cent des fugues du compositeur sont des fugues mixtes, plus ou moins complexes, dont l’analyse correcte consiste à pouvoir extraire les différentes sections traitées avec tel ou tel type de contrepoint, seul, ou combiné avec deux ou trois techniques différentes.

Les fugues mixtes faciles

La fugue simple dans les fugues à plusieurs sujets.

Voici quelques exemples. Déjà dans la septième invention à trois voix (BWW 793), les treize premières mesures sont traitées en fugue simple avant que l’œuvre ne soit traitée en double contrepoint renversable.

La quatrième fugue (BWV 849) du Clavier bien tempéré, traitée en fugue simple jusqu'à la mesure 34, avant de devenir une double fugue puis une triple fugue.

La quatorzième fugue (BWV 883) du second tome du Clavier bien tempéré est aussi présentée en fugue simple jusque la mesure 20 et la suite de l’œuvre, selon le même schéma que celle citée précédemment, se développera en une double puis en une triple fugue.

Dans l’Art de la fugue, les contrepoints 9,10 et 19 (BWV 1080/9/10/19) débutent aussi par des fugues simples qui évolueront ensuite en fugues mixtes.

Déjà, par cette simple comparaison, on peut dégager une unité de pensée et démontrer que le traitement de la fugue simple n’a subit aucune évolution pendant trente ans, le Bach de 1720 pense comme le Bach de 1750.

Le traitement du contrepoint double renversable dans les fugues mixtes.

En fait, pour réaliser une fugue en double contrepoint renversable, il suffit d’ajouter un second thème au premier afin de pouvoir le combiner ensuite avec lui. C’est dans ce type de fugue que J. S. Bach va pouvoir être le plus libre du point de vue des combinaisons contrapuntiques.

En effet, imaginez une œuvre à quatre voix réalisée entièrement en contrepoint triple. Trois voix sont déjà imposées, et il n’existe qu’une seule possibilité de travail : le renversement. Les possibilités de s’exprimer sont quasi nulles. On pourrait éventuellement envisager d’ajouter une quatrième voix, mais pour quoi faire ? Cette voix « libre » ne pourrait que gêner le compositeur et consisterait en du simple remplissage, sans aucun intérêt. C’est ce qui explique, et nous le verrons par la suite, que les sections des fugues traitées avec ce type de contrepoint sont souvent réduites à trois voix.

On constate aussi par cette simple remarque que la philosophie de J. S. Bach va tout à fait à l’encontre de l’enseignement de la fugue d’école dans laquelle on invite les étudiants à laisser une quatrième voix libre afin de pouvoir se ménager de beaux « divertissements ».

En revanche, dans une œuvre à trois ou quatre voix, réalisée en contrepoint double, il reste une ou deux voix totalement libres et J.S. Bach ne va pas se gêner pour les exploiter !

Deux techniques seront essentiellement développées : le mouvement contraire et surtout la doublure des sujets.

Les exemples sont très nombreux et courent des Inventions à trois voix à L’Art de la fugue.

Le mouvement contraire

Il est un peu moins employé que le doublement des sujets. Voici quelques exemples.

BWV 793 (septième invention à 3 voix), à partir de la mesure 14, combinaison du premier sujet avec le second. À partir des mesures 29, le second sujet, combiné avec le premier, est traité en alternance par mouvement droit et par mouvement contraire. Remarquer que le premier sujet est déjà doublé, seul, aux mesures 3, 4, 5 et 6.

BWV 849 (quatrième fugue du Clavier bien tempéré), le second sujet est traité par mouvement contraire à la mesure 41.

BWV 852 (septième fugue du Clavier bien tempéré), le second sujet est traité par mouvement contraire aux mesures 31 et 32.

BWV 858 (treizième fugue du Clavier bien tempéré), le troisième sujet est traité par mouvement contraire, mesuire 12.

BWV 872 (troisième fugue du second vol. du Clavier bien tempéré), le Contrepoint 4 est traité alternativement par mouvement droit et par mouvement contraire (mesure 24).

Ce qu’il faut bien avoir à l’esprit c’est que le compositeur, dans toutes ces œuvres, utilise simultanément deux techniques contrapuntiques différentes qui du point de vue de la théorie pure, sont tout à fait incompatibles :

La superposition de deux sujets, renversés, donc du contrepoint double renversable. Et, simultanément, le mouvement contraire de l’un des thèmes, donc une technique de contrepoint simple.

Remarque

Il existe quantité de fugues à trois sujets qui ne sont pas écrites en contrepoint triple : le troisième sujet n’est pas combiné aux deux premiers sujets.

BWV 801 : (dernière invention à trois voix), les deux premiers sujets sont traités en contrepoint double renversable, mais déjà dans le renversement à la mesure 23, le second sujet est présenté par mouvement contraire et non par mouvement droit. Le troisième sujet est le plus souvent traité seul : mesure 11, ensuite par mouvement contraire, mesure 26 et simultanément par mouvement droit et par mouvement contraire à la mesure 28.

BWV 851 : (sixième fugue du Clavier bien tempéré), il s’agit d’une triple fugue dont les deux premiers sujets traités en contrepoint double (mesures 6, 8). Cependant, le compositeur s’acharne ici sur le

premier sujet: mouvement contraire aux mesures12, 14; doublure du premier sujet par mouvement contraire, combiné avec le second sujet mesires 36-38). Le troisième sujet est combiné uniquement avec le premier. La conclusion double simultanément le début du premier sujet par mouvement droit et par mouvement contraire. Déjà, une préfiguration de la fin de la vingt-deuxième fugue du second tome du Clavier bien tempéré (BWV 891), mais avec un seul sujet.

La doublure d’un ou deux sujets.

Cette technique est omniprésente dans l’œuvre du compositeur, depuis les débuts jusque dans son testament musical.

BWV 799 (treizième invention à 3 voix). La doublure du premier sujet, à la sixte, mes.21, à la tierce (mesure 25). Vous remarquerez qu’en dessous de ces doublures un nouveau sujet est ajouté.

C’est beaucoup plus commode à gérer : 2 voix thématiques et il suffit d’ajouter un troisième thème pour obtenir une fugue à 3 sujets, sans aucune note de passage.

BWV 859 (quatorzième fugue du Clavier bien tempéré), ébauche du premier sujet doublé à la tierce (mesure 15), fin de la fugue (mesure 35) doublure du second sujet avec combinaison du premier sujet pour conclure.

J. S. Bach va ensuite intensifier progressivement cette technique d’écriture dans ses dernières œuvres.

BWV 885 (seizième fugue du Clavier bien tempéré, II). Il s’agit d’une fugue réalisée entièrement à deux sujets. Mesures 45, sujet 1 doublé à l’alto et au ténor, avec sujet 2, seul, à la basse ; mesure 59, sujet 2 doublé aux deux voix supérieures et simultanément le sujet 1 doublé au ténor et à la basse. Les quatre voix sont ainsi entièrement thématiques ; mesure 69, autre disposition, sujet 1 doublé au ténor et au soprano, et sujet 2 doublé à l’alto et à la basse.

Des techniques similaires sont utilisées dans L’Art de la fugue (BWV 1080/10) ce qui implique que la fin du second volume du Clavier bien tempéré a été réalisée très vraisemblablement en même temps que certaines fugues du testament du compositeur.

BWV 1080/10 (dixième fugue de L’Art de la fugue), mesure 86, sujet 1 doublé à l’alto et au soprano combiné avec sujet 2 exposé seul à la basse ; mesure 103, sujet 2 exposé seul au soprano avec sujet 1 doublé au ténor et à la basse, et mesure 116 une autre combinaison, sujet 2 exposé seul à la basse avec le sujet 1 doublé au ténor et à l’alto. Je pourrais multiplier les exemples.

Il restait un dernier pas à franchir au compositeur pour exploiter toutes les possibilités de cette technique. Ce sommet est franchi dans la vingt-deuxième fugue du second tome du Clavier bien tempéré (BWV 891). Pour conclure cette œuvre, le premier sujet est doublé (mesure 96) par mouvement droit à l’alto et au soprano, mais Bach ajoute à la doublure de ce thème à la basse et au ténor, le mouvement contraire. Dans les mesures qui suivent (mesures 97, 98, 99), c’est le second sujet qui subit le même traitement. Ici, encore, deux techniques simultanées de travail, poussées à l’extrême : le contrepoint double et le contrepoint simple avec l’ajout du mouvement contraire.

Certains exégètes considèrent que cette fugue est la plus complexe du Clavier bien tempéré. Il est vrai qu’elle est difficile à analyser, mais c’est le cas pour toutes les fugues des deux volumes. Il n’existe chez J.S. Bach aucune fugue facile et il faut des années de travail pour percevoir toutes les subtilités, cachées, de l’écriture.

Ici, je souhaiterais faire une petite incise en m’adressant plus particulièrement aux étudiants. Lorsque vous lirez dans une analyse du Clavier bien tempéré, des fadaises du genre : il s’agit d’une fugue simple, très libre, le travail des divertissements est très développé, ce pont revient régulièrement, le compositeur travaille sur la fin du sujet, etc. Je vous invite à oublier cette lecture, car la totalité de l’analyse est erronée. C’est malheureusement le cas pour la majorité des fugues de J.S. Bach. Seules, certaines analyses sont correctes, ce sont les quelques fugues en contrepoint simple, à un seul sujet, que j’ai évoqué au début de cet article. 

Trois fugues très complexes

Beaucoup d’exégètes se sont posé la question, sans vraiment avancer une hypothèse plausible, à savoir ce qui avait poussé J.S. Bach à proposer un second volume du Clavier bien tempéré. Il y a plusieurs raisons. L’une de celles-ci réside dans la complexité croissante des œuvres. Les fugues du second tome sont de véritables « imbroglios » qui exigent un travail long et rebutant qui nécessite parfois plusieurs années avant de pouvoir avancer une analyse correcte que l’on se doit, par honnêteté pédagogique, de pouvoir justifier scientifiquement.

BWV 872, troisième fugue du second tome du Clavier bien tempéré

Dans ce type de fugue, tous les exégètes s’interrogent sur la longueur précise du sujet (le premier sujet dans mes analyses) et avancent des hypothèses saugrenues sans pouvoir affirmer avec précision la contenance de celui-ci. Certains auteurs ont bien remarqué, dès les premières mesures, l’inversion de la réponse, mais ils évoquent, non pas la totalité d’un sujet, seulement un début ou un simple « motif ».

Pour tous ces analystes, quatre notes ne sont pas suffisantes pour former un beau sujet. Ils appuient leurs analyses sur les critères du XIXe siècle et non sur ceux du XVIIIe qu’ils n’ont certainement pas lus. Le premier à proposer qu’il fallait envisager des sujets plus courts est Ludwig Czaczkes (1898-1992), mais il a vite été débouté par ses confrères pour les raisons que je viens d’évoquer. Preuve en est sur l’appellation exacte de ces quatre notes d’exposition. Il s’agit d’un sujet complet et même, selon les termes précis des théories adéquates, d’une « contrefugue », dont je rappelle que la réponse est l’inverse du sujet. Non content d’utiliser cette technique ancienne d’exposition, le compositeur y ajoute la diminution du sujet. Ceci confirme bien qu’il s’agit d’un contrepoint simple, à un sujet, car cette technique d’écriture n’est réalisable que dans ce cas de figure.

J.S. Bach, personne ne me contredira, est un être cartésien et rationnel, si on se donne la peine de chercher, les réponses se trouvent toujours dans la suite du discours. La solution irréfutable qu’il s’agit bien d’un sujet complet, se trouve à la basse à la mesure 27. Ces quatre notes sont exposées seules, dans des valeurs doublées (des noires), donc en augmentation, mais elles avaient déjà été exposées à la mesure 25, doublées en augmentation au ténor et à l’alto. La technique de l’augmentation n’étant aussi réalisable que dans un contrepoint simple, ces quatre notes que tous les analystes dénigrent, constituent donc bien, à elles seules, la totalité d’un sujet complet. Ce premier sujet revient d’ailleurs constamment dans le cours de l’œuvre, mesures 11 et 12, par mouvement droit et par mouvement contraire, ou encore à la basse (mesures 23, 24).

Cette œuvre extrêmement compliquée est donc constituée, à nouveau, d’un mélange de sections très courtes de plusieurs types de contrepoint. J’ai évoqué le contrepoint double renversable présent dans cette œuvre lors du mouvement contraire.

BWV 878, neuvième fugue du second tome du Clavier bien tempéré

Cette œuvre, très dense, fait référence, avec ses valeurs longues, au ricercare et rappelle l’introduction de la quatrième fugue du premier tome (BWV 849). Il s’agit aussi d’une fugue dont le contrepoint très strict avec ses différents agencements est très ardu à comprendre. Elle débute par l’exposition d’un premier sujet exprimé faussement en contrepoint simple (les quatre premières mesures), car dès la seconde mesure le compositeur y ajoute déjà un premier contresujet, à la basse, ce qui implique un contrepoint double renversable dont on peut vérifier les permutations dans les mesures 4 et 5 (ténor et alto). On pourrait naïvement croire qu’il s’agirait d’une fugue à un seul sujet, car le premier sujet initial revient 30 fois dans l’œuvre qui comptabilise 43 mesures. D’autant plus que différents exégètes ont bien remarqué le premier sujet exposé en diminution, dans une section à nouveau très brève, aux mesures 27 et 28. Il existe donc incontestablement des éléments de fugue simple dans cette œuvre.

Mais c’est beaucoup plus complexe qu’il n’y parait. Aux mesures 12-15, le premier contresujet de l’exposition (mesure 3, basse) est traité en canon. Cette portion de contrepoint double est donc traitée, à nouveau brièvement, en contrepoint simple. Immédiatement après, à la mesure 16, le compositeur introduit deux nouveaux sujets et les combine avec le sujet initial. Il travaille alors, en triple contrepoint renversable jusqu’à là mesure 20. La fin de l’œuvre se termine par des entrées canoniques du premier sujet combiné en contrepoint double renversable (mesures 38-41) avec le second sujet de l’exposition. La difficulté pour bien comprendre cette œuvre provient du fait que le compositeur utilise simultanément tous les types de contrepoint. Vous constaterez, à nouveau, que le compositeur travaille par petites sections combinées entre elles ou bien différenciées et non dans une vision unitaire et globale d’une seule idée qui viendrait structurer l’ensemble de la composition.

BWV 889, vingtième fugue du second tome du Clavier bioen tempéré

Cette fugue, que j’ai choisie à dessein, pour terminer cet aperçu de l’œuvre fuguée de J .S. Bach représente le summum du casse-tête. Pour deux raisons principales. D’une part, J. S. Bach à la fin du second tome du Clavier bien tempéré complexifie ses œuvres, c’est-à-dire, qu’il augmente le nombre de sujets (BWV 888, 890) et que pour atteindre ce but, il est contrait d’envisager des thèmes plus courts, sous peine d’être confronté à la gestipon d'œuvres trop longues du fait du nombre de renversements possibles. (BWV 1080/19, sujet 2).

D’autre part, il y a toujours cette pathologie incurable des exégètes qui tentent à tout prix d’englober cette multiplicité thématique dans une vision unitaire qui engendre des commentaires aberrants, dénués de bon sens. Voici encore quelques extraits qui illustrent bien que les analystes sont bien conscients d’un problème, mais, englués, dans la théorie de la fugue scolaire, ils n’en tirent aucune conclusion :

Hermann Keller (1895-1967) : Les trilles menaçants du contre-sujet… Cette fugue se préoccupe fort peu des canons scolaires. Son sujet… ne reviendra jamais sous sa forme initiale, tout au long de la fugue. Tantôt sa fin sera modifiée (mesures 4-15 au soprano, 26-27 à la basse), tantôt il tournera court, après les 4 noires du début. Ludwig Czaczkes a soutenu que ces 4 noires constituaient, à elles seules, tout le sujet : il fonde son opinion sur les mesures 11-13, 19-20, 23-24, c’est-à-dire sur des fragments au cours desquels les autres voix développent en marches harmoniques les croches qui sont le conséquent du sujet. (op. cit.).

Amy Dommel-Dieny (1894-1981). Le Sujet. Deux éléments s’y reconnaissent ; seul, le second, combiné au C. S., sera appelé à une utilisation permanente… Une question se pose aussitôt : où finit le sujet, où commence le copntresujet. ? La première réponse, mesure 3, le second sujet, mesure 6, la deuxième réponse, mesure 13, semblent indiquer que les quatre dernières croches…, font partie du sujet. Un examen plus attentif met en doute cette affirmation, car, déjà, le sujet au relatif, mesures 9-11, est dépourvu de ces quatre notes… De plus, le fait que le second élément du sujet ... se reproduit aussitôt intégralement avec le même rythme, et que ce fragment répercuté sera entendu tout au long du morceau… oblige à penser qu’il y a bien là une figure déterminante attachée à ce groupe… Concluons donc que le sujet s’arrête avant l’apparition des deux notes altérées… Le sujet intégral… se termine donc bien, à notre avis, sur la première croche de la mesure 3. Quel rôle jouent alors les quatre croches suivantes, pourvues des deux dièses, mesures 3 ? Tout simplement celui d’une courte transition mélodique libre…

Quelle belle cacophonie, une fugue, non scolaire, évidemment qui n’expose jamais le sujet dans sa totalité, des transitions libres… etc. En fait, il s’agirait d’une œuvre écrite en dépit du bon sens, alors que le prélude, lui, ne comporte aucune note « libre » et représente un sommet de contrainte.

Cette fugue, cauchemardesque, m’a donné beaucoup de fil à retordre. Je n’en ai pas encore saisi toutes les subtilités, mon analyse comporte, sans doute, encore quelques éléments qu’il faudrait affiner, ce qui implique la nécessité de revoir la coloration ou l’appellation du second sujet que je considère maintenant comme la diminution du premier sujet. Mais, il vaut mieux admettre son incompétence plutôt que de débiter des niaiseries que les étudiants ressortiront plus tard à leurs élèves.

Et pourtant, c’est l’hypothèse de Czaczkes qu’il fallait suivre. Je pense avoir résolu ce problème grâce à la voix de basse de la mesure 14, dans laquelle les quatre noires initiales sont exposées, en valeurs de croches. En fait, il s’agit de la présentation du sujet initial en diminution. Il s’agit donc d’un élément de contrepoint simple, ce qui explique l’étonnement des exégètes qui constatent que le sujet (dans l’analyse traditionnelle) ne revient jamais dans sa totalité. Toutes les structures des quatre notes que l’on retrouve çà et là, isolées ou en succession dans la fugue, représentent les diminutions du premier sujet. On constate à nouveau la brièveté des éléments qui constituent le cœur de l’œuvre. Dès l’énoncé du premier sujet, se succèdent, sans discontinuité dans la même voix, quatre nouveaux sujets. J’ai encore quelques doutes pour le premier contrepoint (rouge foncé, 8 croches) que j’ai déjà considéré comme un second sujet. Il serait plus correct de considérer ainsi l’exposition, premier sujet et ensuite, après les deux silences, deux exposés du premier sujet en diminution, d’autant plus que ce schéma (les quatre croches) se reproduit trois fois aux mesures quatre et cinq en contrepoint double renversable avec deux nouveaux sujets (gris et rouge clair). Mais, il n’empêche que l’exposition présente cinq ou six sujets en enfilade dans la même voix. (jusque-là première note de la mesure 6). C’est la brièveté des contrepoints engagés qui permettent au compositeur de mélanger à nouveau les trois types de contrepoint. Simple, double renversable, avec la diminution du premier sujet avec des contresujets différents (mesures 5, 6, 10, 11). Il y a même un agencement en triple renversable qui revient à quatre reprises sur les six possibilités de permutation (voir citation de Donald Tovey). Aux mesures 19 -20, un nouveau contresujet (bleu clair) est combiné avec le troisième sujet (gris). La fugue se termine par une dernière exposition du premier sujet et ensuite par une mesure (28) réalisée en double contrepoint qui combine le premier sujet en diminution avec le troisième sujet (gris). Et tout cela en vingt-neuf mesures !

Conclusion

La chute sera brève, mais sans appel. Tenter d’analyser les fugues de J.S. Bach selon les théories de la fugue d’école est une hérésie en totale opposition avec la philosophie musicale du XVIIIe siècle. En revanche, une analyse comparative et diachronique du contrepoint de ses œuvres permet de mettre en évidence une unité de pensée constante, logique, scientifique, diversifiée qui ne tolère aucun écart. Elle traduit le véritable niveau d’un génie qui n’a de cesse de peaufiner ses œuvres en nous proposant chaque fois de relever des défis de plus en plus complexes qui dépassent de très loin la tessiture de nos petits esprits.

Puisse - t - il un jour, enfin, être entendu et compris !

plume 6 Claude Charlier
21 février 2023.
facebook

Claude Carlier, articles, analyses, partitions analytiqes colorées


rect_acturect_biorect_texte

À propos - contact |  S'abonner au bulletinBiographies de musiciens Encyclopédie musicaleArticles et études | La petite bibliothèque | Analyses musicales | Nouveaux livres | Nouveaux disques | Agenda | Petites annonces | Téléchargements | Presse internationale| Colloques & conférences | Collaborations éditoriales | Soutenir musicologie.org.

Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil. ☎ 06 06 61 73 41.

ISNN 2269-9910.

bouquetin

Jeudi 23 Mars, 2023 4:03